Atelier Création-Contestation

Le Manifex...

…de celleux qui n’y arrivent pas

Expérimentons.

Expérimentons l’échec.

Parce qu’on nous dit qu’il faut réussir, qu’il faut être meilleur-e, excellent-e. L’histoire ne dit pas ce qu’il advient du loser, du perdant, de cellui qui n’obtient pas le label d’excellence, qui ne passe pas le test de l’élite, qui reste sur le carreau. Expérimentons l’échec parce que la réussite est déprimante, parce que la réussite nous nuit. La réussite nuit au perdant-e qui doit se contenter des miettes, au mieux de la photocopie de la richesse façon Marseillais à Los Angeles, au pire de la précarité la plus insupportable. La réussite nuit, quoique un peu moins, au gagnant qui accède à sa timbale, à la joie mauvaise d’avoir fait mieux que læ voisin-e, dont l’écran plat est un peu moins pourri, la voiture un peu moins has been, l’herbe vaguement plus verte. La réussite, la vraie, restera inaccessible. Les marchands de réussite, la nouvelle noblesse des 1%, goûteront la leur dans la mesure même où iels n’en cèdent rien. Les autres seront pauvres (oui, pauvres). Pauvres de leur dénuement matériel, ou pauvres par des existences passées à se déposséder de tout pour posséder pas grand chose. À perdre temps, dignité, intérêt et mordant, pour accaparer rageusement encore et toujours plus de babioles. Et que rien ne résiste à la transformation de tout en emblème. Il importe alors qu’une fac, notre fac, ne fasse pas de ces diplômes de nouveaux grelots, des prix de tombola ou autre palmes sans consistance. Notre objet n’est pas le diplôme, la validation, le degree ou la note. Notre objet est le savoir. Le savoir EST, et doit rester incommensurable. Savoir penser, questionner, critiquer. Mais savoir faire, produire, faire exister sa qualité individuelle pas par rapport à celle de l’autre, mais avec elle - ce qui n’exclut nullement l’émulation, la friction, la confrontation.

Se faire loser, c’est accepter d’échouer : c’est accepter que la forme d’une action, si elle tend vers une forme de réussite, n’en fait pas son objet. Et avec Virginie Despentes, qui considère « la figure du looser social, économique ou politique », pour dire : « Je préfère ceux qui n’y arrivent pas pour la bonne et simple raison que je n’y arrive pas très bien, moi-même. Et que dans l’ensemble, l’humour et l’inventivité se situent plutôt de notre côté ».

Proposition :

Pensons des parcours d’études qui autorisent l’hésitation, le remords, la reprise à zéro. Cela commencerait par le fait de conserver une université qui, contrairement aux formations en école, ne recrute pas en fonction d’un âge maximum ou d’une date limite de validité du bac.

Refusons de stigmatiser le redoublement, et reconnaissons au contraire ce choix, car il doit en être un, dans la logique même d’un apprentissage qui fait varier savoirs, techniques et idées.

Expérimentons le temps.

Parce que la vitesse, l’accélération, l’urgence, sont les symptômes de notre société contemporaine, nous sommes quotidiennement soumis-es à une forme comptable du temps. Il nous contraint, s’impose dans toutes nos activités, rythme nos vies et nous paraît toujours insuffisant : faire plus de choses, en moins de temps ; être rapides et efficaces ; prendre des décisions, vite ; avoir les réponses, de suite. Nous n’avons pas le temps. Et si nous le prenions, ce temps ? Arrêtons la course et observons. Expérimentons ces « heures célestes » que Mona Chollet décrit comme « inséparables de la marche du monde, des lois régissant la société où s’insère [sa] petite niche personnelle. Pour retrouver le temps, la respiration, l’envoûtement, c’est d’un désenvoûtement collectif dont nous avons besoin ». Dévions du droit chemin pour déambuler dans les virages. Perdons du temps. Revendiquons l’ennui, le calme, le plaisir d’être lent-e-s et oisif-ve-s. Soyons inefficaces. Laissons-nous distraire, sans but et en dehors de tout calcul. Ou bien, laissons-nous aller à la rêverie et à la contemplation qui nourrissent nos recherches, nos pratiques, nos interrogations et nos imaginaires. Exigeons du temps à l’Université qu’il soit celui des désirs naissants, des sensibilités déployées et de l’émancipation collective ; celui des sujets que l’on apprivoise, des savoirs que l’on assimile, des récits dont on s’empare et qui nous animent ; celui des erreurs qui nous éduquent et des initiatives qui, dans l’immédiat, ne portent pas toutes leurs fruits. Qu’il encourage l’éveil critique, la réflexion, la découverte, la discussion et l’écoute qui construisent nos pensées. Nous aspirons à tout remettre en question, à ébranler nos certitudes, à créer, imaginer, tester, douter, critiquer, contester, argumenter, à dire, à nous contredire, à nous tromper. Comme Samuel Beckett nous voulons « [e]ssayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux ». Cela suppose de s’opposer fermement à la « marche » hâtive engagée par ce gouvernement et de résister à ce rythme effréné imposé par ses injonctions à la compétitivité et à la performance.

Proposition :

Refuser les mesures « en urgence » à tous les niveaux de l’Université. Il semble impensable d’appliquer des dispositifs avant que ceux-ci ne soient votés : c’est pourtant ce qu’il s’est passé avec Parcoursup. Prendre le temps doit permettre de rendre ce temps disponible pour la concertation, les échanges.

Expérimentons le doute.

Expérimentons le doute. Parce qu’il est le propre de l’humain, l’« état naturel de l’esprit qui s’interroge ». Tu veux faire quoi, plus tard ? Comment cette question, qui dans l’enfance laissait place à l’imagination, aux rêves les plus fous et aux idées les plus farfelues est-elle devenue une source de stress, d’inquiétude, d’angoisse ? Il faut choisir sa voie, la connaître avant même de savoir à quels carrefours elle vous emmène. Il est temps de valoriser des positions politiques qui laissent place au doute et au questionnement, plutôt que de valoriser, par défaut, les positions les plus assertives, dont le seul argument est d’être en mouvement (par exemple, en marche). L’idée qu’il n’existe un seul destin, une seule issue pour une personne concernée repose sur une vision désincarnée de l’apprentissage. Comment savoir si un choix est le bon, avant de l’avoir vécu, de l’avoir testé et questionné in vivo ? S’orienter implique d’accepter, temporairement d’être désorienté-e, pour savoir aussi se réorienter, si cela est nécessaire.

Il ne s’agit pas de rejeter toute forme de projection - et en cela la discipline du design amène la culture du projet, qu’il convient de revendiquer (au sens de reclaim) et d’affirmer. Projeter implique de considérer (cf. Marielle Macé) : considérer une situation, ses participant-e-s, identifier des besoins, des possibles. Il ne suffit pas de crier en haut d’une tribune que l’on a un projet pour faire exister celui-ci : faire un projet, c’est d’abord projeter, autrement dit « faire avec », tout en défaisant les clichés des études supérieures et leurs métaphores autoroutières : orientation, voie de garage, jusqu’au « débouché », qui évoque plutôt un parcours tout en tuyaux (et dans cette métaphore, faut-il comprendre que l’étudiant-e est un résidu d’évier ?). On pensera ainsi au programme électoral proposé en 2017 par la revue Multitudes : « Il s’agit de revaloriser l’incertitude et le désir de fouiller le réel comme mode d’existence, la fragilité comme nécessité de vie. Il s’agit d’arrêter de cloisonner, pour apprendre à marcher en terrain mouvant. Car le ressort de l’assurance est de savoir en manquer. C’est le ressort de la recherche scientifique également. » (« Ceci n’est pas un programme », Multitudes, n°66, p. 35).

Proposition :

La fac doit cesser d’être un ailleurs, et doit participer à produire ses imaginaires, au-delà des amphis surchargés, des cours sans suivi et autres imaginaires datés. La fac s’est déjà beaucoup réinventée, et doit le faire savoir. Il faudrait inviter les lycéen-ne-s à venir voir par elleux-mêmes comment les choses se font, et comment ils/elles peuvent y participer.

Expérimentons la paresse.

« L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » dirait la sagesse populaire. Elle dirait aussi que « la paresse est mère de tous les vices ». On attribue décidément souvent au peuple les idées de celleux qui le dominent pour leur donner l’illusion du libre arbitre : l’artiste Kasimir Malevitch s’oppose à ces adages et fait de la paresse un enjeu de classe. Le temps dédié à l’oisiveté réservé aux maîtres (la classe capitaliste), doit être récupéré par les ouvriers (il parle comme ça Malevitch, c’est normal on est en Russie au début du XX^e^ siècle). Il écrit : « L’ouvrier a dû se contenter des jours fériés pendant lesquels il pouvait se reposer physiquement, alors que les entrepreneurs jouissaient d’une paresse sans limite. Le système socialiste développera davantage la machine, c’est là tout son sens. Son sens consiste à libérer le plus possible la main d’oeuvre du travail, en d’autres termes, de faire de tout le peuple travailleur ou toute l’humanité un maître aussi oisif que le capitaliste qui reporte sur les mains du peuple tous ses cals et tout son travail » (p. 20). Dans Le Droit à la paresse, en 1880, Paul Lafargue déplorait déjà que l’usage des machines, au lieu de libérer l’ouvrier, ait entraîné une surproduction des marchandises contraignant alors la classe bourgeoise à stopper le travail afin de surconsommer et le prolétariat à travailler toujours davantage ! C’est pourquoi nous voulons expérimenter la paresse, pas celle de Newton découvrant la gravité lors d’une sieste au pied d’un pommier, pas plus celle d’Archimède qui dans son bain découvre la poussée qui portera son nom. Nous voulons expérimenter une véritable oisiveté : un temps à ne pas produire des biens consommables par d’autres, un temps à ne pas concevoir des idées récupérables par des marchés financiers dont les tractations nous sont étrangères (et antipathiques), un temps dont les modalités et les formes ne seraient pas assimilables, digérées et réutilisées par une pensée toujours plus compétitive et productiviste.

Sur ce, j’vais m’coucher !

Proposition :

Il nous faut encore inventer tout un art de l’emploi du temps. L’ambiance générale, entre applis de productivité et bullet journals saturés ne prise guère les « temps morts ». Que serait un emploi du temps de journée, de semaine, de semestre qui ménage des zones à investir, des quartiers libres, des pauses, des moments de tampon ? Que ferions-nous d’un temps où nous savons que l’autre (étudiant-e, BIATSS, enseignant-e, chercheu-r-se) est elle/lui aussi disponible ? Que gagnerait-on à se rendre ainsi à l’espace d’un arrêt, ensemble, plutôt que de saturer nos boîtes mails en quête d’un rendez-vous qui sera expédié, devant faire place à un autre ?

(la suite et fin du Manifex paraîtra en même temps que le second numéro de la Gazette du Bullshit !). La gazette est téléchargeable en format imprimable (A3) et en version écran.